Sixième centenaire de Jeanne d'Arc

Jeanne, martyre ?

Après quelques semaines de pause estivale, nous reprenons le fil de notre information. Cette lettre habituellement très courte et centrée sur l’actualité proche, fera cette fois-ci exception par sa longueur. Nous voulons vous informer de l’initiative portée avec d’autres par l’association Universelle des Amis de Jeanne d’Arc en faveur de la reconnaissance par l’Église du martyre de notre sainte héroïne. Car, comme vous le savez, Jeanne a été canonisée comme vierge et non pas comme martyre.

Vous trouverez ci-dessous le texte complet du panégyrique prononcé par le père François-Marie Léthel, théologien de renom, ancien secrétaire de l’académie pontificale de théologie, lors du panégyrique que Mgr Lebrun, archevêque de Rouen, l’a invité à prononcer dans sa cathédrale le 11 mai dernier. Ce texte remarquable est une magnifique introduction à la question de l’opportunité et de la nécessité pour l’Église d’aujourd’hui de reconnaître le martyre de Jeanne. Nous vous le soumettons avec l’accord de son auteur.

Et puisque le père Léthel fait beaucoup référence au Procès de condamnation de Jeanne nous profitons de cette lettre d’information pour vous faire également connaître ce spectacle qui intéressera les Franciliens résidents ou de passage dans les mois à venir.

Idée de spectacle

Panégyrique de Jeanne d'Arc à la cathédrale de Rouen, le samedi 11 mai 2024

Sainte Jeanne d’Arc Martyre de l’Église
François-Marie Léthel, ocd

Rouen est le lieu du martyre de Jeanne d’Arc et c’est dans cette lumière que nous voulons la célébrer aujourd’hui. C’est la fin dramatique de sa brève vie sur la terre et le couronnement de son chemin de sainteté. En espérant que l’Église lui reconnaitra bientôt ce titre de martyre, nous pouvons déjà en contempler la bouleversante réalité. Jeanne est une martyre unique en son genre, martyre de l’Église, dans l’Église, par l’Église et pour l’Église ! Martyre, elle est un témoin lumineux du Mystère de Jésus et de son Église.

Dans la Communion des Saints

Avant de considérer le long procès qui s’est achevé le 30 mai 1431 avec sa mort sur le bûcher, après 4 mois d’interrogatoires, il convient de contempler Jeanne dans la communion des saints, dans cette  » ronde des saints  » peinte par le bienheureux fra’ Angelico, où les saints et les anges se donnent la main.

C’est ainsi que le Pape Benoît XVI nous présente Jeanne, dans sa très belle catéchèse du 26 janvier 2011, d’abord en relation avec sainte Catherine de Sienne et ensuite avec sainte Thérèse de Lisieux.

Comparant Jeanne et Catherine, il écrit :
 » Ce sont deux jeunes femmes du peuple, laïques et consacrées dans la virginité ; deux mystiques engagées non dans le cloître, mais au milieu de la réalité la plus dramatique de l’Église et du monde de leur temps. Ce sont peut-être les figures les plus caractéristiques de ces  » femmes fortes  » qui, à la fin du Moyen-âge, portèrent sans peur la grande lumière de l’Évangile dans les complexes évènements de l’histoire. Nous pourrions les rapprocher des saintes femmes qui restèrent sur le Calvaire, à coté de Jésus crucifié et de Marie sa Mère, tandis que les Apôtres avaient fui et que Pierre lui-même l’avait renié trois fois. L’Église, à cette époque, vivait la crise profonde du grand schisme d’Occident, qui dura près de 40 ans. Lorsque Catherine de Sienne meurt, en 1380, il y a un Pape et un Antipape ; quand Jeanne naît en 1412, il y a un Pape et deux Antipapes. Avec ce déchirement à l’intérieur de l’Église, des guerres fratricides continuelles divisaient les peuples chrétiens d’Europe, la plus dramatique d’entre elles ayant été l’interminable  » Guerre de cent ans  » entre la France et l’Angleterre « .

Telle est bien la situation évangélique des deux saintes dans le même contexte historique. Elles sont ces femmes plus courageuses que les hommes, plus proches de Jésus dans sa Passion, avec Marie près de la Croix.

C’est dans cette même lumière de la Passion de Jésus que Benoît XVI nous présente la profonde relation entre Jeanne et Thérèse de Lisieux :
 » J’ai plaisir à rappeler que sainte Jeanne d’Arc a eu une profonde influence sur une jeune sainte de l’époque moderne : sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dans une vie complètement différente, passée dans la clôture, la carmélite de Lisieux se sentait très proche de Jeanne, vivant au cœur de l’Église et participant aux souffrances du Christ pour le salut du monde. L’Église les a réunies comme patronnes de la France, après la Vierge Marie. Sainte Thérèse avait exprimé son désir de mourir comme Jeanne, en prononçant le Nom de Jésus (Manuscrit B, 3r), et elle était animée par le même grand amour envers Jésus et son prochain, vécu dans la virginité consacrée « .

Malgré la grande différence du genre de vie et du contexte historique, les deux saintes vivent à la même profondeur l’Amour de Jésus et de son Église en communiant à sa Passion Rédemptrice, Jeanne à Rouen et Thérèse à Lisieux. Proches de Marie, elles sont les deux plus belles étoiles de la sainteté en France, et plus précisément ici, dans notre Normandie !

Benoît XVI se réfère à l’un des plus beaux textes de Thérèse dans son Histoire d’une âme, où elle nomme Jeanne parmi les martyrs, en retenant son dernier mot, le Nom de Jésus qu’elle prononce en mourant sur le bûcher. Que Jeanne soit martyre, c’est pour Thérèse une évidence, ici comme dans les autres textes qu’elle lui a consacrés.

Mais surtout, c’est Jeanne elle-même qui parle de son martyre dans l’interrogatoire du 14 mars au matin :
 » Ses voix lui disent : ‘Prends tout en gré, ne te chaille (soucie) de ton martyre ; tu t’en viendras à la fin au Royaume de Paradis’. Et ses voix lui disent cela simplement et absolument, à savoir sans faillir. Et elle appelle cela martyre pour la grande peine et adversité qu’elle souffre en prison, elle ne sait si elle en souffrira de plus grande, mais de tout elle s’en remet à Notre Sire « [1].

Cependant, l’Église a canonisé Jeanne en 1920 comme vierge, mais non pas comme martyre, car cela n’était sans doute pas possible à l’époque, comme il n’était pas possible de donner à Thérèse de Lisieux le titre de Docteur de l’Église, malgré les demandes déjà exprimées dans ces mêmes années. Il a fallu attendre le Pape saint Jean-Paul II pour que Thérèse soit déclarée Docteur de l’Église en 1997.

De même, il conviendrait que l’Église reconnaisse maintenant le martyre de Jeanne, qu’elle soit célébrée comme vierge et martyre, et non seulement dans le propre de France, mais dans l’Église universelle. Ce serait une grande lumière pour toute l’Église dans les épreuves qu’elle traverse actuellement, dans son chemin de réforme et de purification, dans sa lutte contre le péché qui est présent en elle. La mission ecclésiale de Jeanne est plus importante que sa mission politique. J’y reviendrai à la fin de mon exposé.

Le Procès de Condamnation, « actes du martyre » de Jeanne

Le martyre de Jeanne est un cas unique, puisqu’elle a été jugée, condamnée comme hérétique et envoyée au bûcher par un grand tribunal ecclésiastique. Ses persécuteurs sont d’importants représentants de l’Institution ecclésiale, tous membres de la hiérarchie de l’Église Catholique, évêques et prêtres.

Notre source principale pour contempler ce martyre de Jeanne est le Procès de Condamnation, un texte d’une qualité historique extraordinaire, que nous pouvons considérer comme  » les actes de son martyre « , en le comparant aux  » actes des martyrs  » des premiers siècles, rédigés par les persécuteurs, par le tribunal qui les a condamnés. Nous avons de tels textes par exemple pour le philosophe saint Justin au second siècle et pour l’évêque saint Cyprien au troisième siècle. Ces textes, qui nous donnent les questions et les réponses, sont bien meilleurs que les passions édifiantes et légendaires.

Ainsi, le Procès de Condamnation nous a conservé toutes les paroles authentiques de Jeanne recueillies dans les interrogatoires. Il a comme complément le Procès en Nullité (improprement appelé Procès de Réhabilitation) qui a recueilli les dépositions de nombreux témoins oculaires de la vie et de la mort de Jeanne.

La vie de Jeanne a été brève – elle est morte à 19 ans – mais extraordinairement remplie et unifiée par la charité, ce  » mystère de la charité de Jeanne d’Arc  » qui avant tant fasciné Charles Péguy. L’amour de Jésus se trouve toujours à la première place, comme source de l’amour du prochain. Comme le note Benoît XVI,  » la libération de son peuple est une œuvre de justice humaine que Jeanne accomplit dans la charité, par amour de Jésus « . Son expérience mystique, qui commence à l’âge de 13 ans avec ses  » voix « , est la source de son action politique, dont l’étape fondamentale est la libération d’Orléans. Son action qui dure environ un an est suivie d’une année de passion, à partir de sa capture à Compiègne. Elle s’achève dans son martyre à Rouen.

Il y a là une mystérieuse logique qui est celle de la Croix. Dans l’interrogatoire du 10 mars, Jeanne raconte comment, lorsqu’elle était devant Melun, ses voix lui ont annoncé qu’elle serait bientôt prisonnière de ses ennemis, en lui répétant  » qu’il fallait qu’il fût ainsi fait  » (p. 112). C’était comme l’écho des paroles de Jésus après sa Résurrection :  » Ne fallait-il pas que le Christ souffrît sa Passion pour entrer dans sa gloire ?  » (Lc 24, 26). Ainsi, il fallait que Jeanne souffrît sa passion dans l’Église avant d’entrer dans la Gloire du Ciel !

A Rouen, Jeanne est prisonnière dans les conditions les plus dures, enchaînée et gardée par des soldats anglais. Elle va être jugée et condamnée par des ecclésiastiques français qui avaient fait un choix politique opposé au sien.
En plus du juge principal, l’Évêque Pierre Cauchon, les nombreux assesseurs du procès sont tous des prêtres, et principalement des théologiens de l’Université de Paris, prêtres diocésains et religieux des différents Ordres, abbés et prélats de Normandie. A la fin du procès, le jugement solennel de l’Université de Paris, avec les deux facultés de théologie et de droit canonique, a été décisif pour la condamnation de Jeanne comme hérétique (p. 352). Dans la plus intime union avec Jésus  » signe de contradiction  » (cf. Lc 2, 34), Jeanne a  » souffert une telle contradiction de la part des pécheurs  » (cf. He 12, 3), une contradiction absolue à tous les niveaux de sa vie et de son être.

En effet, au-delà de l’évidente opposition politique, on voit aussi chez ces ecclésiastiques leur hostilité envers une laïque et l’orgueil des théologiens de l’Université en face d’une mystique illettrée. Et plus profondément encore, Jeanne est une femme accusée par des hommes qui lui reprochent de porter un habit d’homme et d’accomplir des œuvres d’homme, alors qu’elle devrait se limiter aux travaux de femme à la maison. A ces accusations Jeanne donnera une réponse pleine d’humour :  » Quant aux travaux de femmes, il y a bien assez d’autres femmes pour les faire  » (p. 213).

Les réponses de Jeanne sont merveilleuses, pleines de sagesse, de prudence et de pureté. Elles montrent son courage, son intelligence et son extraordinaire liberté spirituelle. Dans cette situation si dramatique, elle s’efforce toujours de vivre en  » prenant tout en gré « , c’est-à-dire dans l’action de grâces, en continuant  » de faire bon visage, hardiment « . C’est le sourire de l’innocence que la souffrance n’arrive pas à effacer.

Humainement parlant, elle était absolument seule, sans aucun soutien, ni humain ni spirituel. Dès le début du Procès elle exprime le désir d’assister à la Messe et de recevoir la Communion, une demande qu’elle va souvent renouveler et qui se heurtera toujours à un refus. C’est seulement au dernier moment, le matin de sa mort, qu’elle pourra recevoir la Communion dans sa prison avant d’être conduite à la place du Vieux Marché pour être brûlée.

Elle est confrontée aux plus terribles menaces : d’abord la torture (p. 348-349), puis le bûcher et finalement l’enfer. Elle se sent aussi menacée dans sa virginité. Ayant dû résister à des tentatives de viol, elle préfère garder son habit d’homme qui la protège d’avantage qu’un habit de femme.

Toutefois, malgré des moments de peur et d’effroi, elle demeure au fond confiante et sereine, parce qu’elle est toujours avec Jésus dans le continuel dialogue de la prière. Le Procès de Condamnation nous a conservé une de ses prières personnelles :  » Très doux Dieu, en l’honneur de votre Sainte Passion, je vous requiers, si vous m’aimez, de me révéler comment je dois répondre à ces gens d’Église  » (p. 252).

La réponse du Seigneur, à travers les « voix », ne concerne pas directement les questions théologiques des juges, mais c’est plutôt l’invitation à s’abandonner avec confiance dans ses mains, à demeurer joyeuse dans la souffrance avec l’espérance assurée du Ciel, comme on le voit dans ce beau texte que nous avons cité au début :  » Prends tout en gré, ne te chaille de ton martyre ; tu t’en viendras à la fin au Royaume de Paradis  » (p. 148).

Quand nous voyons, au fil des interrogatoires, toute l’extraordinaire beauté de son âme, nous sommes stupéfiés par l’aveuglement spirituel de ses juges, prêtres et théologiens, lesquels, en l’entendant et en écrivant toutes ses paroles, ne voient en elle que le mal, alors qu’ils sont convaincus de représenter le bien, la vérité, et de parler In Nomine Domini (les premières paroles du Procès de Condamnation, p. 1) et de sa Sainte Église. On pense évidemment à la parole de Jésus sur la Croix :  » Père, pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font  » (Lc 23, 34). Ils n’avaient pas conscience de condamner une sainte !

Jeanne respecte leur sacerdoce en leur demandant les sacrements de la pénitence et de l’eucharistie. En matière de foi,  » elle leur répondra comme si elle était devant le Pape de Rome  » (p. 81). Son cœur reste ouvert, alors que leur cœur est fermé. Elle apparait toujours comme une personne qui écoute la voix du Seigneur dans sa conscience, qui écoute ses juges et leur répond, alors que ses juges sont plutôt un  » collectif  » dans lequel chaque personne s’efface en se conformant au jugement dominant du groupe, et surtout de l’Université de Paris.

Il est clair que ces ecclésiastiques, avant tout pour des raisons politiques, voulaient la condamnation de Jeanne. Ainsi, comme dans le procès de Jésus, ils ont cherché différents motifs avant de s’arrêter sur le meilleur. Au début du procès, dans les premiers interrogatoires, ils pensent à la superstition, à l’immoralité, et aussi à la sorcellerie, mais toutes ces accusations sont balayées, anéanties, par les réponses de Jeanne qui font toujours resplendir la pureté de sa foi et de sa vie, et montrent son profond équilibre.

Progressivement, ils ont trouvé la meilleure arme pour la condamner dans leur théologie de l’Église, leur ecclésiologie, avec le thème de la soumission à l’Église Militante, qui domine les interrogatoires à partir du 15 mars. C’est de leur part une affirmation extrême de la potestas ecclesiastica, d’un pouvoir clérical absolu qui exige de la part de tous les fidèles une soumission inconditionnelle. Dans le Procès, cette doctrine est magistralement présentée le 2 mai par Jean de Châtillon, docteur en théologie et professeur de l’Université de Paris, avec une affirmation absolue de l’infaillibilité de l’Église qui ne peut se tromper ni juger quelqu’un injustement (p. 338). Présentée à Jeanne comme la vérité de la foi en l’Église, selon l’article du Credo :  » Je crois en l’Église, Une, Sainte, Catholique et Apostolique », cette fausse doctrine était en réalité l’expression la plus radicale du conciliarisme [2].

Cette doctrine avait été formulée au Concile de Constance en 1415 pour mettre fin au Grand Schisme d’Occident. Les théologiens, et principalement ceux de l’Université de Paris, avaient affirmé le pouvoir suprême de l’Église militante comme pouvoir du Concile, auquel toute personne, même le Pape, devait se soumettre [3]. Mais il faut préciser que le pouvoir du Concile était pratiquement le pouvoir des théologiens qui, dans ces conciles, de façon tout à fait anormale, avaient le même droit de vote que les Évêques [4]. Tels sont les théologiens qui à Constance ont condamné et brulé Jean Hus, maintenant réhabilité par l’Église.
Les théologiens parisiens du Procès de Jeanne vivent dans ce climat. Ils sont convaincus de représenter l’Église Militante et de jouir de son infaillibilité. Ils peuvent juger infailliblement l’expérience de Jeanne dans sa dimension mystique et dans sa dimension politique. Jeanne doit donc se soumettre  » absolument et inconditionnellement  » à leur jugement. Son  » hérésie  » va être de mettre une condition à sa soumission, selon ses propres paroles dans le dramatique interrogatoire du 31 mars (qui était le Samedi Saint) : elle  » répond que, de ce que on lui demande, elle s’en rapportera à l’Église Militante pourvu qu’elle ne lui commande chose impossible à faire  » (p. 286-287). Cette  » chose impossible « , que l’on va exiger d’elle est de renier radicalement sa conscience en attribuant à l’esprit du mal, au diable, toute son expérience mystique et son engagement politique, et cela au nom de son appartenance à l’Église.

Sans jamais pouvoir se justifier sur le plan théologique, Jeanne va affirmer jusqu’à la fin sa fidélité à Jésus et à son Église, en affirmant héroïquement l’unité de Jésus et de l’Église :  » C’est tout un de Notre-Seigneur et de l’Église  » (p. 166), en mettant toujours Jésus à la première place :  » Notre-Seigneur premier servi  » (p. 288).

On ne peut imaginer une plus grande épreuve de la foi, de l’espérance et de la charité.

C’était d’abord une épreuve de la foi, parce que ces théologiens présentaient à Jeanne, comme contenu de la foi, une théorie qui la condamnait comme hérétique. Toutefois, Jeanne affirmera jusqu’à la fin sa foi en l’Église une, sainte, catholique et apostolique.

C’était aussi une épreuve de l’espérance parce que cette soumission que les juges présentaient à Jeanne comme indispensable pour son salut éternel, lui apparaissait au contraire, comme ce qui le rendait impossible, en totale opposition avec sa conscience. Jeanne elle-même le dit clairement dans l’ultime interrogatoire, deux jours avant son supplice, en déclarant que  » si elle dit que Dieu ne l’a pas envoyée, elle se damnera ; que vrai est que Dieu l’a envoyée  » (p. 397-398). Dans les trois manuscrits authentiques du Procès, ces paroles de Jeanne sont accompagnées de la note marginale : Responsio mortifera (Réponse mortelle).
Enfin, c’était surtout une épreuve de l’amour, de la charité. Jamais l’amour de l’Église n’a été autant mis à l’épreuve, mais Jeanne, jusqu’à la fin, continuera à affirmer son amour pour l’Église, alors même que les représentants de l’Église la font tellement souffrir, et finalement mourir. C’est l’Amour de Jésus qui est toujours le fondement de son amour héroïque envers l’Église.  » Je m’en attends à Notre-Seigneur, je l’aime de tout mon cœur  » (p. 337). De même elle répond que  » en ce qui concerne l’Église, elle l’aime, elle la voudrait soutenir de tout son pouvoir pour notre foi chrétienne  » (p. 165). Six jours avant son supplice, Jeanne a fait appel au Pape, mais cet appel a été rejeté par ses juges (p. 387). Il faut ajouter qu’aussitôt après la mort de Jeanne, certains de ses juges participeront au Concile de Bâle, affirmant cette fois contre le Pape Eugène IV, leur pouvoir, leur infaillibilité, et exigeant de la part du Pape, la même soumission à leur « Église Militante ». Le Pape Eugène IV résistera et vaincra finalement au Concile de Florence en 1439 [5], mais avant lui, Jeanne avait résisté et vaincu par son martyre. Plus tard, le Pape Calixte III ouvrira le Procès en Nullité de Condamnation qui aboutira à la pleine réhabilitation de Jeanne, en 1456.

Le message de Jeanne pour nous aujourd’hui est très fort et simple : C’est l’Amour de Jésus et de son Église, vécu de la manière la plus absolue, la plus héroïque. C’est l’aspect qui m’avait personnellement le plus frappé, quand j’avais lu pour la première fois les interrogatoires du Procès de Condamnation il y a 50 ans, dans la grande crise des années 68 ! C’était aussi la démonstration de la grande affirmation de saint Paul : qu’absolument rien ne pourra jamais nous séparer de l’Amour du Christ (cf. Rm 8, 35-39).

Je pense que son témoignage, si fort et lumineux, est d’une grande actualité. Jeanne, cette jeune femme laïque, qui représentait d’une manière lumineuse la sainteté de l’Église, a été victime d’un terrible abus de la part de ces prêtres : abus de leur pouvoir ecclésiastique, et de leur savoir théologique.

A travers cette jeune sainte, dans son cœur si pur, c’était la Lumière du Christ qui venait rencontrer la réalité si douloureuse du péché à l’intérieur de l’Église. Dans la Passion de Jeanne était présente la grande victoire de l’Amour de Jésus.

Dans la grande lumière du Concile Vatican II

En conclusion, tout ceci nous montre combien la reconnaissance du martyre de Jeanne de la part de l’Église serait importante pour aujourd’hui, comme l’avait été la proclamation de Thérèse de Lisieux Docteur de l’Église. De même que j’ai collaboré à la préparation du Doctorat de Thérèse en 1997, de même je m’engage maintenant pour cette reconnaissance du martyre de Jeanne, avec d’autres membres du Peuple de Dieu.

Ainsi, des saints canonisés depuis longtemps peuvent recevoir de nouveaux titres qui dilatent leur mission et leur rayonnement dans une plus grande lumière. Par exemple sainte Catherine de Sienne a été successivement déclarée Docteur de l’Église par Paul VI et Patronne de l’Europe par Jean-Paul II. Récemment, notre Pape François a déclaré Docteur de l’Église saint Irénée, évêque de Lyon au deuxième siècle.

Lorsque Jeanne a été béatifiée en 1909, puis canonisée en 1920, la reconnaissance de son martyre de la part de l’Église n’était sans doute pas possible, dans le contexte de l’anticléricalisme militant [6]. En effet, les Causes de martyre comportent ces trois éléments essentiels : Le martyre matériel qui est la mort violente, le martyre formel de la part de la victime et le martyre formel de la part du persécuteur : Qui sont-ils et quelles sont leurs intentions ? Pour considérer Jeanne comme martyre, il aurait donc fallu examiner longuement et attentivement ses persécuteurs ecclésiastiques et mettre en pleine lumière cette dramatique présence du péché dans le monde clérical, à l’intérieur de l’Église Institutionnelle. Rappelons encore qu’au XIXème siècle, le Procès de Condamnation était un trésor pour les anticléricaux, ce qui est parfaitement compréhensible !

Maintenant, c’est dans la grande lumière du Concile Vatican II que cette question du martyre de Jeanne doit être de nouveau examinée [7]. La constitution dogmatique Lumen Gentium, qui est le principal document du Concile, nous présente l’Église dans sa réalité la plus paradoxale comme Sancta simul et semper purificanda (LG n. 8),  » en même temps sainte et ayant toujours besoin de purification « . La parfaite sainteté de l’Église est représentée par Marie, la Vierge Immaculée (ch. VIII), et tous les fidèles sont également appelés à la sainteté (ch. V). Dans cette pure lumière de la sainteté, on peut mieux voir les ombres, et même les ténèbres du péché qui restent présentes dans l’Église de la terre, afin de mieux s’engager dans une continuelle démarche de conversion, de réforme et de purification. Comme l’avait si bien compris Péguy, la Passion de Jeanne d’Arc est un pur reflet de la Passion de Jésus, là où la Sainteté Infinie du Fils de Dieu a rencontré toute la réalité du Péché du monde, de tous les hommes dans tous les temps, non pour les condamner mais pour les sauver.  » Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). Sur la balance de la Croix, le poids immense du péché du monde a été définitivement contrebalancé par le contrepoids infini de l’Amour miséricordieux du Rédempteur. Ainsi, dans la Passion de Jeanne, sa sainteté pèse plus lourd que le péché de ses juges.

Le Procès de Condamnation est donc une bouleversante confrontation entre la sainteté et le péché à l’intérieur de l’Église[8]. En Jeanne resplendit la sainteté de l’Église face à ses juges qui représentent dramatiquement le péché dans l’Église. C’est une confrontation entre le plus beau visage féminin de la sainteté, visage marial et virginal, et un visage masculin endurci dans une forme extrême de cléricalisme.

Pour Jeanne, Jésus est toujours à la première place et au premier plan de toute sa vie et de sa vision de l’Église et du monde. Pour ses juges, Jésus est à l’arrière-plan, loin derrière leurs ambitions de carrière politique et ecclésiastique. Leur vision est ecclésiocentrique, centrée sur l’Église qu’ils prétendent représenter, alors que la vision de Jeanne est toujours christocentrique. Dans son grand effort pour la réforme de l’Église, notre Pape François insiste beaucoup sur ce risque du cléricalisme et de  » l’autoréférentialité  » ecclésiastique. Selon Benoît XVI,  » ces juges sont des théologiens auxquels manquent la charité et l’humilité pour voir chez cette jeune l’action de Dieu « .

Jeanne est de façon exceptionnelle martyre, c’est à dire témoin, du Mystère de Jésus et de l’Église, et la lumière de son martyre vient éclairer de profondes zones de ténèbres dans l’Église non pas pour accuser et condamner, mais pour construire, réformer et purifier.

Le Martyre de Jeanne met aussi en lumière une des plus profondes structures de péché dans la chrétienté médiévale qui est cet usage du  » bras séculier  » pour mettre à mort les hérétiques. C’est la pire alliance des deux pouvoirs, spirituel et temporel, qui va ensuite se prolonger lorsque la chrétienté sera divisée. Ce seront d’un côté les persécutions des catholiques en Angleterre et les persécutions des protestants en France. Là encore, il a fallu attendre le Concile Vatican II pour que l’Église se prononce en faveur de la Liberté Religieuse, et c’est dans cette lumière que Jean-Paul II a voulu solennellement demander pardon pour ces grandes fautes commises dans le passé par des responsables de l’Église lors du grand jubilé de l’an 2000.

Enfin, la reconnaissance du Martyre de Jeanne sera une grande lumière en ce moment où toute l’Église est confrontée au scandale des abus commis par des ecclésiastiques, évêques, prêtres et religieux. Jeanne a été victime du plus extrême abus de pouvoir de la part de ses juges. Le tort fait aux victimes exige une juste réparation de la part de l’Église. La condamnation de Jeanne a déjà été réparée par sa canonisation, et elle le sera pleinement par la reconnaissance de son Martyre. Nous allons y travailler en communion avec nos Pasteurs.

[1] Procès de Condamnation de Jeanne d’Arc, vol I, p. 148. Nous nous référons à l’édition scientifique des deux Procès publiée par la Société de l’Histoire de France : Edition critique du texte original en latin et en français médiéval et traduction, avec introductions et tables (Paris, 1960-1989, Ed. Klincksieck) : Procès de Condamnation de Jeanne d’Arc (3 volumes) ; Procès en Nullité de la Condamnation de Jeanne d’Arc (5 volumes). Nous citons toujours le volume I du Procès de Condamnation qui contient le texte original. [Retour]

[2] C’est une découverte que je dois au P. Yves Congar. Quand j’étudiais le Procès de Condamnation, dans les années 70, je m’étais particulièrement intéressé à son aspect ecclésiologique. La problématique de la soumission à l’Église militante telle qu’elle est exprimée dans le Procès de Condamnation, m’apparaissait comme un vrai totalitarisme ecclésiastique qui ne laissait plus aucune place à sa personne et à sa conscience. Dans cette vision, la médiation ecclésiastique exclut pratiquement la relation immédiate du fidèle avec Dieu. Je pensais que cette incroyable ecclésiologie était seulement une idéologie fabriquée ad hoc pour condamner Jeanne. Mais dès notre première rencontre, le Père Congar me montra immédiatement qu’il s’agissait de la plus typique ecclésiologie conciliariste du moment. Donc les juges de Jeanne n’avaient pas fabriqué cette doctrine pour la condamner, mais c’était vraiment leur doctrine, une doctrine erronée mais qu’ils croyaient être sincèrement la foi en l’Église une, sainte, catholique et apostolique. Et ce fait rend le Procès de Jeanne encore plus dramatique. [Retour]

[3] Concile de Constance, Décret Haec Sancta (Conciliorum Oecumenicorum Decreta, Bologne, 1973, p. 385). [Retour]

[4] A ce moment on peut parler  » d’un magistère des Docteurs « , selon le Père Yves Congar (L’Église de Saint Augustin à l’époque moderne, Paris, 1970, Cerf, p. 243-244). On voit en même temps une tendance à un  » ecclésiocentrisme  » qui est à la limite de  » l’ecclésiolatrie « . Le même Père Congar rappelle à ce propos que, au Concile de Bâle, pendant la proclamation du Credo on faisait la génuflexion, non seulement pour les paroles Et Incarnatus est, mais encore une deuxième fois pour les paroles Et Unam, Sanctam, Catholicam et Apostolicam Ecclesiam (Ibid., p. 313). [Retour]

[5] Bulle Moyses (Conciliorum Oecumenicorum Decreta, p. 505ss.). [Retour]

[6] Ce point a été particulièrement étudié par l’Abbé Jacques Olivier dans la très belle thèse de Doctorat en Théologie : Le prophétisme politique et ecclésial de Jeanne d’Arc (Paris, 2021, Ed du Cerf). [Retour]

[7] C’est dans cette grande lumière de Vatican II que j’avais redécouvert Jeanne d’Arc pendant mes années d’études théologiques, dans la dramatique crise de 1968. J’en avais parlé, lors du Colloque d’Orléans en octobre 1979, dans ma communication intitulée : La soumission à l’Église Militante. Un aspect théologique de la condamnation de Jeanne d’Arc. Dix ans plus tard, j’ai développé cela dans ma thèse de Doctorat et j’ai eu enfin l’occasion d’en parler devant le Pape Benoît XVI et les Cardinaux lors de la retraite prêchée au Vatican en 2011, dans une méditation intitulée : La Passion de sainte Jeanne d’Arc dans l’Église  » simul Sancta et semper purificanda «  (Lumen Gentium 8.). J’avais voulu présenter Jeanne comme la sainte qui avait le plus porté le poids du péché dans l’Église, au moment où Benoît XVI affrontait avec un grand courage ces terribles réalités de péché que sont les abus sexuels de la part d’ecclésiastiques et de personnes consacrées. [Retour]

[8] Lors de son pèlerinage à Fatima en 2010, Benoît XVI affirmait :  » la plus grande persécution de l’Église ne vient pas de ses ennemis extérieurs, mais naît du péché dans l’Église et que donc l’Église a un besoin profond de ré-apprendre la pénitence, d’accepter la purification (…), mais aussi que les forces du bien sont toujours présentes et que, à la fin, le Seigneur est plus fort que le mal, et pour nous la Vierge est la garantie visible, maternelle, de la bonté de Dieu, qui est toujours la parole ultime dans l’histoire  » (Interview du 11 mai 2010). [Retour]